jeudi 4 décembre 2008

L'ARGENT SACRÉ

LO N°262 (02/12/2008)
L'ARGENT-DETTE / 9

(Pas mal de ce qui suit est encore inspiré du Philo Mag N°23, oct 2008 — numéro sous-titré pertinemment "L'argent, totem ou tabou ?")

L'ARGENT SALE
« L'argent n'a pas d'odeur » dit-on encore. Pourtant, pièces et billets passent de main en main, mille fois manipulés, parfois portés à la bouche, vecteur de transmission de bactéries, microbes, maladies. « L'argent, c'est pas propre ! »
Le chèque, la CB, le virement, ça, au moins, c'est propre ! C'est l'aboutissement de l'abstractisation de l'argent. Pas de contact manuel – argent propre, pureté. C'est pratique (un des critères de la modernité). J'ai parlé précédemment de retour à la matière, de la nécessité de se confronter à la réalité. Alors payer avec des billets gras de crasse, des pièces qui ont traîné dans toutes les poches, c'est bien ? Oui, dans le sens où ça nous fait bien sentir physiquement que nous payons, ou que nous touchons de l'argent (touchons est le mot). Dans la dépense, en particulier : on voit son portefeuille s'aplatir, son porte-monnaie s'alléger. C'est douloureux. (Au restaurant, la note est surnommée "la douloureuse".) Avec une CB, on ne voit rien… on se laisse aller : argent invisible, sans poids, sans matière, donc dépense inconsciente. Plus dure est la chute, à la fin du mois, quand tombe le relevé bancaire et qu'on se retrouve tout nu : à découvert.
Et pourtant, en même temps, il serait urgent de bien saisir (je me répète) que l'argent n'est pas une chose, seulement un médiateur : les pièces ou les billets, en soi, n'ont aucun intérêt. Peut-être faudrait-il que l'argent (la monnaie) ne soit pas beau, pas brillant comme l'or ou l'argent-métal. Le billet de banque, le dollar vert avec ses fines gravures, est encore trop beau. (Quoique, avec l'euro, ça s'est bien dégradé, question esthétique…)
Mais le chèque ou la CB sont des objets sans intérêt visuel ou tactile, et pourtant nous arrivons à les charger, à projeter dessus une émotion, un sentiment : de l'amour, du désir. Totems : supports symboliques forts. (Apparemment, la pensée symbolique peut projeter ou se projeter sur n'importe quoi, un caillou du chemin aussi bien qu'un diamant, la croix d'un supplicié aussi bien qu'un soleil radieux…)

TABOU
« Il faut mépriser l'argent, surtout la petite monnaie. » (Cavanna)
Nous pratiquons facilement, chrétiennement ou de-gauchement, une condamnation vertueuse de la puissance (néfaste, forcément néfaste) de l'argent, puissance perçue comme immorale, pour ne pas dire sacrilège. « L'argent corrompt tout ce qu'il touche. » Ce qui n'a pas de prix : la vérité, la sagesse, la politique, l'amour, le sport… toutes les valeurs, battues en brèche par les seules valeurs boursières. Malgré, encore une fois, ce langage qui personnalise l'argent, c'est peut-être vrai… ou bien sommes-nous seulement complexés ? (Le cynique libéral de droite se présentant comme "décomplexé".)


L'ARGENT ET LE SACRÉ
Or solaire… argent lunaire… diamants, perfection des étoiles inaccessibles… Cosmique… mystique… Toutes les religions font usage d'or, de pierreries, de bling-bling dans leur apparat. Le brillant, le lumineux qui ramène aux cultes solaires, lunaires, cosmiques. Au sacré. Il s'agit toujours d'éblouir, d'être ébloui. Du lumineux au numineux, il n'y a pas loin.
(Le concept du "numineux" recouvre l'expérience affective du sacré, quelque chose qui se situe au-delà de l'éthique et du rationnel, et qui se présente sous le double aspect de mystère à la fois effrayant et fascinant. Le mana et le sacré, la religion et la magie découleraient de ce principe initial. Sont sacrées les « choses que les interdits protègent et isolent » et profanes « celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à l'écart des premières » (Durkheim). Cette opposition est constitutive du phénomène religieux.) (D'après Wikipedia.)
Le rapport avec l'argent (or) primitif semble clair : métaux précieux, pierreries, objets rares, symboles de la richesse et "éblouissants". L'or apparaît comme tombé du ciel-soleil, gouttes de feu divin, vêture des anges (ange signifie messager), auréole des saints, aura resplendissante de la cité de dieu.
Mais que reste-t-il de ce sentiment numineux, quand l'argent s'est détaché de tout support matériel, comment reste-t-il sacré, ou du moins magique ? – ce qui n'est pas tout à fait pareil : le sacré est intouchable, le magique est agissant… la magie est une action sur le monde par des moyens détournés, invisibles… c'est peut-être cela qui reste présent dans l'argent abstrait.
Mais peut-être aussi quelque chose de plus mystique, du fait justement de cette invisibilité, cette universalité, cette omnipotence, tout cela sans support matériel. Aimer une abstraction, c'est bien du domaine du religieux, du spirituel, du surnaturel. On serait passé petit à petit de l'or, idole peinte, fétiche, totem (primitif), à un argent Dieu Unique et multiple à la fois, impersonnel, spirituel, situé nulle part et partout, totalement abstrait (monothéisme moderne). Un Absolu. La finance serait-elle une dérivée (ou une dérive) du phénomène religieux ?

L'ARGENT ET LA RAISON
Pourtant l'argent ne serait-il pas (ne devrait-il pas être) le parangon de la Raison ? La raison, en principe, libère des sujétions traditionnelles, l'idolâtrie, la superstition, elle délimite un espace conceptuel net, propre. Et l'argent aussi – en principe – dans le domaine économique. L'un comme l'autre, en principe, est froid. L'un comme l'autre prétend à l'objectivité, à la rationalité, à la démotion (tiens je viens d'inventer un mot !) Cependant, la démesure guette partout, même au cœur du plus pur rationalisme : la raison peut tomber dans un usage sans autre finalité que son propre fonctionnement. L'argent, à l'évidence, aussi. (Un phénomène qui a sans doute à voir avec le fanatisme, l'auto-mimétisme, la boucle de rétroaction positive : la raison comme l'argent peuvent s'envoler dans une spirale, autoalimentée, exaltée et exaltante – jusqu'à l'éclatement en vol…)

Historiquement, c'est amusant, il semble que les progrès de la raison, du positivisme, aient coïncidé avec les progrès de la finance. La spéculation intellectuelle et la spéculation financière sont conjointes.
Au cours de l'évolution de la société occidentale, le discours (logos) scientifique ou philosophique, la raison, donc, est ce qui nous a fait sortir de la mythologie et des croyances naïves. J'ai déjà évoqué l'argent comme langage. Le discours rationnel se présente comme étalon de mesure universel – comme l'argent. La raison est censée être absolue, les maths, donc les nombres, sont censées être parfaites, universelles, valable partout et toujours. À la longue, le discours scientifique s'est fait de plus en plus abstrait : de l'expérience concrète, on passe à la conceptualisation des lois de la nature qui expliquent les résultats de l'expérience en question… mais aussi de toutes les autres expériences similaires possibles… expériences que, du coup, il n'y a plus besoin d'effectuer : la loi vaut pour toutes. Plus tard, on produit des modèles mathématiques, puis des modélisations informatiques (numériques), artifices évitant carrément de passer par l'expérience concrète. Sans oublier l'aboutissement de la physique à la théorie quantique qui mène à une dématérialisation de la matière elle-même…
Ce programme aboutit aussi à des textes théoriques imbitables, que ce soit en philo, en psycho, en écono, les auteurs maniant de plus en plus de purs concepts, des concepts de plus en plus purs, même… c'est-à-dire de plus en plus détachés de toute réalité concrète. On lit, on suit vaguement, vaguement irrité… et tout d'un coup : « Mais bordel ! Qu'il donne des exemples, qu'on sache de quoi il parle !!! ».
Derrida, Lacan, les structuralistes, ont eu tendance à libérer le langage de tout support physique, de la nature authentique des choses, de l'essence, de l'origine. Il n'y aurait plus qu'écriture. Dans le même temps, la monnaie dollar n'est plus indexée sur l'or ou l'argent-métal (1971 : mort du dieu or-soleil), et le billet de banque lui même tend à disparaître, remplacé par le pur jeu d'écriture (le virement). L'informatisation, la numérisation (bien nommée) pousse ce processus à son extrême d'immatérialité. On ne voit plus rien, on ne touche plus rien et on n'y comprend plus rien. Peut-être parce qu'on ne prend plus rien – en main. (Parce qu'on pense avec ses mains autant qu'avec son cerveau, en fait). Paradoxe : la rationalisation poussée à son extrême entraîne une perte de sens. Au bout de la raison, la folie. Et au plan socio-moral, une déresponsabilisation : la dépense d'argent (virtuel) devient aussi abstraite et indolore qu'un meurtre dans un jeu vidéo.

La Bourse elle-même n'est plus un lieu, au sens concret du terme, puisqu'on peut y travailler de n'importe où par l'Internet. Tout cela facilite les échanges (c'est pratique), MAIS coupe les ponts avec le réel. (On peut citer l'exemple du téléchargement illicite : puisqu'on ne vole rien, aucun objet, seulement des 0 et des 1, comment prendre conscience qu'on vole, qu'on commet un délit ?) Cette déresponsabilisation quasi mécanique (liée à la technique et à la complexité tendant au chaos) réclamerait sans doute la création d'un nouvelle morale de l'argent, ou à tout le moins un code de bonne conduite, et en tout cas une éducation. Celle-ci ne pourrait être que greffée, en quelque sorte, de l'extérieur sur la sphère financière, ou imposée par la loi, puisque les anciennes éthiques ont disparu – si tant est qu'elles se soient jamais appliquées au domaine financier…
Pendant qu'à l'université, les théoriciens de la finance et de l'économie élaborent des modèles mathématiques de plus en plus raffinés, le trader en transe, l'œil rivé à son écran, souris en main, se laisse guider par son flair, son instinct – pour ne pas dire son cerveau reptilien (ou chargé de coke…), – à peu près aussi conscient et responsable qu'un joueur de World of Warcraft, un avatar de Second Life, ou un pilote de guerre US au dessus de l'Irak.

(à suivre)

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