mercredi 23 juin 2010

Eloge du doute


LO N°387 (23/06/10)

LE  DÉRÉGLEMENT CLIMATIQUE ET SES NÉGATEURS
SUITE 16 (Suite des LO 359, 360, 361, 367, 369, 373, 376, 380, 383.)

IL N'Y A PAS DE CERTITUDE ABSOLUE
IL N'Y A PAS DE RISQUE ZÉRO

« On nous dit que la politique "doit" être simplifiante et manichéenne. Oui, certes, dans sa conception manipulatrice qui utilise les pulsions aveugles. Mais la stratégie politique, elle, requiert la connaissance complexe, car la stratégie se mène en travaillant avec et contre l'incertain, l'aléa, le jeu multiple des interactions et rétroactions. » (Edgar Morin. "Introduction à la pensée complexe". Seuil)

Les scientifiques eux-mêmes, ou "experts", n'ont aucun pouvoir de décision. Ils n'ont pas de légitimité politique et ne peuvent donc qu'interpeller les responsables politiques, avertir, recommander. Mais ils doivent commencer par démontrer des chaînes causales extrêmement complexes, en tirer des conclusions (hypothèses) et ensuite faire avaler celles-ci à des politiques et des médiatiques et finalement au public, tous incapable d'en maîtriser toutes les subtilités… et d'en accepter les incertitudes. Car les scientifiques ont (et doivent garder) des doutes. Pour eux, c'est d'abord question d'honnêteté ; et c'est aussi un moteur pour travailler à raffiner leurs hypothèses et théories, à diminuer autant que possible le coefficient d'incertitude.
On peut parler de "non-certitude" ou aussi d'"incertitude positive" : les assertions positives de la science sont provisoires, corrigibles. Le scientifique le sait, mais pas forcément l'homme politique ou le grand public. Ceux-ci ont besoin de certitudes positives, ce qui tient à un romantisme du Progrès, une mythification de la Science. Et de la mythification à la mystification, il n'y a pas loin. La foi n'a rien à faire là, ni le dogme. Quand le scientifique dit « Je crois que…», ce n'est pas « Je crois en… » ou « J'y crois ». Mais voilà : notre rapport à la science et à la technique reste proche de la pensée magique. (« Appuyer sur un bouton… »… « En un seul click… »)
Les scientifiques font le constat (état des choses) et, par leurs hypothèses prévisionnelles, une sorte de "constat (virtuel) sur l'avenir" (état futur probable et risques y afférant). Ensuite, ils ne peuvent que proposer des mesures à prendre, mesures tenant compte de ces hypothèses sur le futur, et destinées à en réduire les risques (prévention et/ou adaptation). Mais le fait que ces mesures soient (présentées comme) indispensables ne garantit pas qu'elles seront adoptées. Ces mesures à prendre représentent des choix d'avenir extrêmement nouveaux, contraignants, coûteux, ce qui fait qu'il est indispensable d'y associer tous les responsables, tous les acteurs : scientifiques, politiques, civiques, économiques. Et ce en évitant les conflits d'intérêts, en particulier entre régions du monde arrivées à des niveaux différents de développement (richesse, savoir, liberté individuelle et collective). C'est dire que ce n'est pas simple (encore une fois), on l'a bien vu lors de Copenhague. Il n'existe pas d'organisme à même d'ordonner et de coordonner les interactions entre savoir, vouloir et pouvoir. Il n'y a pas (pas encore) d'Organisation Mondiale de l'Environnement (OME !), ni de Parlement Mondial qui recevrait les analyses et recommandations des scientifiques - qui en débattrait - qui prendrait des décisions - qui aurait les moyens de les appliquer.



CERTITUDE, INCERTITUDE, CONVICTION, CROYANCE… ET SCEPTICISME…
Si l'on en croit David Hume (1739), empiriste radical, notre représentation du monde se structure autour de nos habitudes. « Nous attendons de notre environnement qu'il témoigne d'une certaine stabilité, parce que nous reportons inconsciemment sur l'avenir les constats que nous avons observés dans le passé. » (Mathieu Moreau dans PhiloMag 4)
Chaque matin le soleil se lève : nous le savons, nous l'avons constaté, chacun et tous, des milliers de fois, c'est un objet à la fois de connaissance personnelle et de consensus collectif. Tellement "normal" qu'il n'y a même plus besoin d'y penser, c'est intégré dans l'inconscient. Une habitude, donc. Ça peut même être vu comme un préjugé… à part que ce préjugé est tout sauf gratuit : la probabilité que demain le soleil se lève encore est immense, proche de 100 %.
Mais seulement proche.
Très proche, certes, mais on doit envisager la possibilité, même infime, que non, demain matin, le soleil ne se lève pas : la Terre se serait arrêtée de tourner pendant la nuit (la sournoise)… (avec ça que "pendant la nuit", pour la Terre, c'est… euh… quand ?).
— Mais… Envisager ça, c'est presque du nihilisme ! Si on croit ça, c'est qu'on ne croit plus en rien !
— Oui. C'est un scepticisme qu'on peut qualifier de dévastateur. La rupture de cette habitude majeure serait une catastrophe au sens le plus pur : "cata", coupure, et "strophe", le discours. (L'habitude est un discours inconscient et, en l'occurrence, collectif, universel). Pourtant entre la (quasi) certitude que le soleil va se lever, telle quasi certitude scientifique (le réchauffement climatique, par exemple au hasard) et la croyance aux anges ou aux ovnis (par exemple), il n'y aurait pas, selon Hume, de différence de nature, mais seulement une différence de degré de précision. Pour le soleil, la multiplicité de ma propre expérience de son lever et la multiplicité des témoignages humains concordants (des milliards) font qu'on est dans un maximum de précision, une certitude avec un tout petit minuscule "quasi". Pour les anges, on n'a que quelques témoignages très anciens ou très suspects : la Bible, Jeanne d'Arc… Pour les ovnis, que des photos floues, etc. On est plus proche de la croyance, de la foi, de la superstition.
Pour le réchauffement climatique et son origine humaine, les rapports du GIEC sont fondés sur des constats empiriques (mesures) et des calculs de probabilité, des modèles informatiques, le prolongement de courbes sur des graphiques. Une convergence de très nombreux éléments ("preuves") qui font qu'on est dans une quasi certitude… disons une probabilité beaucoup plus forte que pour les anges ou les ovnis, mais beaucoup moins forte que pour le lever du soleil.

« La prévision est un art difficile, surtout quand elle porte sur l'avenir. » (Niels Bohr)

Nous devons donc tenir compte sans cesse de ces notions-clés et les dialectiser : la probabilité dans tous ses degrés, les habitudes qui proviennent de la répétition des expériences, avec, là aussi, des degrés, selon la fréquence et la régularité de cette répétition, et donc un ancrage plus ou moins fort de l'habitude. Tout cela formant soit une croyance (ou même une foi), soit une conviction, soit une (quasi) certitude.

« Gardons-nous de confondre la conviction avec la certitude. La conviction prend le risque d'affirmer et donc de se tromper, la certitude préfère la crédulité sécurisante du dogme. » (J.C. Besson-Girard)

LE PRINCIPE SCEPTIQUE, restons-y, ça m'intéresse !
« Il n’est pas nécessaire d’avoir un diplôme universitaire pour être un sceptique, comme le montre bien le fait que tant de personnes peuvent acheter une voiture d'occasion sans se faire rouler. L’idéal que vise la démocratisation du scepticisme est au fond celui-ci : chacun devrait posséder des outils de base qui permettent d’évaluer rigoureusement et constructivement des propositions qui se donnent comme vraies. Tout ce que la science demande, à ce niveau, est que l’on emploie partout le même degré de scepticisme que nous mettons en oeuvre lorsque nous achetons une voiture ou lorsque nous jugeons de la qualité d’analgésiques ou de bières en regardant des publicités. […]
Il me semble que ce qui est requis est un sain équilibre entre deux tendances : celle qui nous pousse à scruter de manière inlassablement sceptique toutes les hypothèses qui nous sont soumises et celle qui nous invite à garder une grande ouverture aux idées nouvelles. Si vous n’êtes que sceptique, aucune idée nouvelle ne parvient jusqu’à vous ; vous n’apprenez jamais quoi que ce soit de nouveau ; vous devenez une détestable personne convaincue que la sottise règne sur le monde – et, bien entendu, bien des faits sont là pour vous donner raison.
D’un autre côté, si vous êtes ouvert jusqu’à la crédulité et n’avez pas même une once de scepticisme en vous, alors vous n’êtes même plus capable de distinguer entre les idées utiles et celles qui n’ont aucun intérêt. Si toutes les idées ont la même validité, vous êtes perdu : car alors, aucune idée n’a plus de valeur. » (Carl Sagan)

Ceci pose bien le problème. Tout chercheur (savant, scientifique) se doit d'être sceptique, c'est-à-dire de toujours conserver l'esprit critique, douter, passer les faits comme les hypothèses au crible de l'analyse rationnelle, de comparaisons, d'expérimentations répétées. Ce qu'on ne peut pas forcément exiger de "l'homme de la rue", vous et moi (encore que je serais plus du côté du chemin de campagne que de la rue…) parce que, bien souvent ça nous dépasse, tout simplement parce qu'on n'a pas les connaissances suffisantes.

« Il est hautement désirable que, dans une démocratie, les citoyennes et citoyens soient informés des questions qui les concernent et qu’ils en jugent et en discutent en s’efforçant de tirer des inférences valides de faits connus ou admis, bref, en faisant preuve de rationalité et de pensée critique. » Normand Baillargeon

Acquérons des connaissances, donc. Je peux vous dire qu'ici, en faisant ce travail, j'en apprends tous les jours !
Et apprenons la pratique de la critique. Ne pas avaler tout et n'importe quoi, c'est déjà bien utile face à la publicité commerciale ou la propagande politique ou religieuse. C'est de l'ordre de l'auto-défense. Et si, comme dit plus haut, le domaine scientifique nous passe quand même en grande partie au dessus de la tête, disons-nous bien que l'auto-défense critique (dite aussi "défenses humanitaires") s'applique à bien d'autres domaines de la vie et de la communication : politique, publicitaire, artistique, etc.

Mais évidemment, partant de cet éloge du doute, de l'incertitude, du scepticisme, les négateurs ou climato-sceptiques ont beau jeu.


(Un vieux dessin pas terrible, mais j'ai eu la flemme de le refaire…)

2 commentaires:

Bruno Bellamy a dit…

L'un des problèmes majeurs consiste en ce que la pensée complexe qu'emploient les scientifiques pour analyser le réel (par exemple le climat, domaine si complexe qu'on peut presque le ranger dans la catégorie "chaotique") est réputée ne pas pouvoir être retransmise au public autrement que sous une forme simplifiée, avec le danger d'une interprétation simpliste, laquelle est source d'erreurs (cf. les conneries sur la couche de jaune). Seulement le politique ne veut pas parler autrement au public qu'en langage pour bébés. Le prétexte est toujours le même : pour atteindre son but, le message doit être "percutant, efficace", c'est à dire en réalité suffisamment réducteur pour ne pas solliciter l'esprit critique. Il faut communiquer, mais pas trop, sinon on va faire réfléchir. Et si le public réfléchit, c'est mauvais pour le pouvoir (ça risquerait de changer les résultats aux élections, par exemple, ou de mobiliser les gens quand une mesure législative pas très correcte est prise en douce pendant les vacances).
Mais bon, est-ce que ce même public SOUHAITE vraiment entendre la version "longue" des propagandes environnementales ? Les gens sont-ils prêts à ce qu'on leur parle comme à des adultes, et à partir de là, à assumer la connaissance (y compris celle des incertitudes) qui en résultera ?
Le pouvoir dit au public ce qu'il veut entendre et non ce qu'il a besoin de savoir. Finalement, ça fait un bail qu'on est déjà dans la Matrice : on n'a pas trop envie de savoir, ça risquerait de nous rendre libres, et donc responsables.

TOMKAT a dit…

Petite précision concernant la "croyance aux ovnis": il ne s'agit pas d'une croyance… tout simplement parce que les objets volants non identifiés existent: ils sont même repérés par du matériel très sophistiqué de l'armée, des astronomes professionnels, des pilotes de ligne ou des contrôleurs aériens.

D'ailleurs en France on parle plus largement de "phénomène aérospatial non identifié". La plupart finissent par être identifiés (nuage, sonde météorologique, drone, ballon à hélium, rentrée atmosphérique de satellite, météore, foudre globulaire), quand ils ne sont pas démasqués comme canulars (souvent des trucages photographiques).

La "croyance" porte en fait sur l'hypothèse extra-terrestre comme explication de ces phénomènes aérospatiaux.