vendredi 1 juin 2012

ARGIE / MAGENT


LO N°482 (27 mai 2012)
••••••••••
ARGENT / MAGIE
« Le capitalisme est la pire des religions, parce qu'elle vénère un dieu qui existe. » (Graffiti mural)
Dire que l'argent est le nouveau Dieu (LO 477) peut apparaître comme une sorte de banalité. Mais, au delà du cliché, il y a sans doute toute une analyse plus poussée à faire sur l'argent comme dieu, mythe, magie. L'argent, rêve des choses, mirage, ombre pour laquelle on lâche la proie, ombre qui se pare de toutes les vertus de la lumière… L'argent médiateur, messager invisible entre les hommes, est proche des anges, messagers des dieux.
On dit facilement que « l'argent, c'est magique ». Avec un morceau de papier qui, en soi, n'a aucune valeur, tu achètes n'importe quoi. Mais au delà de cette acception populaire, quoi ?
(Edgar Morin, La méthode, p.1364) = « La magie intervient partout où il y a souhait, crainte, chance, risque, aléa. » Dans cette phrase, ne pourrait-on aisément remplacer le mot magie par le mot argent ? (À noter, déjà, la ressemblance phonétique des deux mots, en français ; un hasard qui crée des résonances.) « C'est un pouvoir qui s'exerce selon des pratiques rituelles propres, et il couvre un très vaste champ d'action : action à distance sur les vivants ou sur les forces naturelles, assujettissement des esprits ou des génies, ubiquité, métamorphose, guérison, malédiction, divination, prédiction, etc. » Là encore, la phrase pourrait s'appliquer à peu près telle quelle à l'argent, en fournissant des exemples disant ce que pourraient être, en termes modernes, les pratiques rituelles, les génies, la divination.
Je reprends et transforme quelques autres phrases de ce chapitre en remplaçant systématiquement magie par argent, plus quelques autres manipulations.
L'argent serait, comme la magie, un principe d'action du désir sur la réalité. L'argent « vise à transformer la réalité. » L'argent « obéit à des règles et des rites », l'argent « obéit à une logique de l'échange et de l'équivalence : rien ne s'obtient par rien, et, pour obtenir, il faut toujours payer par un sacrifice ou une offrande. » (Je reviendrai sur le sacrifice, d'actualité, quand l'Europe se pose la question de sacrifier tout un pays bouc émissaire, voire plusieurs…) L'argent « correspond à un système de pensée qui est justement la pensée symbolique-mythologique […] et peut être considéré comme la praxis de cette pensée. » (Praxis signifie à peu près mise en pratique.)
L'argent « se fonde sur l'efficacité du symbole, qui est d'évoquer et, d'une certaine façon, de contenir, ce qu'il symbolise. »
••••••••••
SYMBOLE
Tout cela peut apparaître comme classique, ou pas très original. Mais ça se précise. Le rapprochement s'accentue quand on se concentre sur l'aspect symbolique. Je disais plus haut que l'argent n'est rien, ce n'est plus de l'or, ni même des billets, ni même des chèques, mais seulement des nombres ou chiffres inscrits sur un chèque ou billet et, de nos jours, même plus : des circulations de zéros et de 1 dans des câbles.  Chose symbolique d'abord, puis pur symbole, puis abstraction, puis encore aboutissant au plus abstrait qui soit : au delà des mots, le numéraire, au delà du nom, le nombre, et même seulement, avec le numérique, les chiffres les plus simples, 0 et 1.
La question du symbole, des symboles, de la symbolique en général est complexe, jamais réductible à une définition simple. Disons qu'y est partout présente l'idée générale de double, d'équivalent, de rapport d'analogie, de corrélation… ce qui s'exprime en images, représentations, allégories, mots, récits, mythes, légendes…
Dans le domaine de l'argent, on peut voir
- équivalence chose/chose (monnaie coquillage, or, pierre précieuse) ;
- image/chose (pièce de monnaie, billet) ;
- mot/chose–chiffre/chose (crédit) ;
… Le nombre ou le chiffre (le numéraire) étant présent dans tous ces stades de la magie/argent, mais trouvant son triomphe dans l'équivalence chiffre/chiffre en œuvre par exemple dans la spéculation monétaire.
• Magie pratique : dans l'envoûtement, la poupée vaudou représente une personne et les actions sur la poupée se répercutent sur la personne. Dans le domaine de l'argent, ce serait le stade or. Mais peut-être aussi billets. C'est-à-dire qu'on est dans le domaine de "l'image équivalent la chose". Le symbolisme touche alors l'allégorie. (Le squelette avec la faux pour la mort, la dame avec une épée et une balance pour la justice, Marianne pour la France… Marianne qui fut présente sur les pièces de monnaie et l'est encore sur les timbres-poste. Mais aussi cette idée que prendre une photo de quelqu'un c'est lui prendre son âme, ou le portrait de Dorian Grey…) Dans cette optique aussi, l'action sur la représentation (prière au dieu ou épingles plantées dans la photo) aurait une action sur le véritable sujet, sur la réalité. (Prions-nous Marianne, pour la France ?) Dans l'idée de dématérialisation qui me guide dans cette chronique, je vois que l'argent-chiffre (numérique) a perdu toute représentation et même que déjà, au niveau de l'argent papier, avec l'Euro, il y a de la perte symbolique-allégorique : la pauvreté des images sur les billets (des ponts) a remplacé la richesse historico-culturelle des anciens billets, contrairement aux dollars qui gardent une richesse en symbolique historique et presque religieuse (images symboles maçonniques). Sans omettre la question des qualités décoratives des uns et des autres billets, timbres-poste, chèques…
• Magie verbale : la parole comme acte agissant à distance, le nom comme équivalent à la chose nommé, voire la créant. Dieu crée la lumière en la nommant (« Que la lumière soit »). De plus, le fait de nommer donne prise sur la chose ou l'être nommé. Toujours dans la Genèse biblique, l'homme prend le pouvoir sur les animaux en les nommant. De même la femme n'est pas nommée "Ève" par le dieu ou le rédacteur mais par l'homme, et ce seulement à la sortie du jardin d'Eden. (Entre parenthèses, l'homme lui-même, jusque là désigné comme "un adam", soit un terreux, nom commun, est ensuite nommé "Adam", nom propre, sans que le passage de l'un à l'autre soit souligné dans la rédaction.)
On sait que le discours, politique par exemple, (j'en parlais, d'après Bourdieu, dans les LO 475-6) tente de même une action sur le monde par la puissance (magique) du Verbe. (Et en particulier le discours qui énonce un projet de loi en réaction à un fait divers quelconque. Ce fut remarqué de nombreuses fois dans la présidence de NS : lancer un projet de loi, et hop ! problème résolu ! Pur fonctionnement magique. Fin de la parenthèse. Celui-là, Machin, n'a pas fini d'occuper nos pensées…) (Autre parenthèse : parlant d'une pensée de Bourdieu, Morin emploie l'adjectif "bourdivine" ! J'adore, même si ça fait un peu "bourde divine" !)
Dans ce sens, l'argent fonctionnerait comme magie verbale : l'énoncé de la richesse, des nombres, impose la puissance. (Certains ne disent-ils pas « Je pèse tant de millions » ?) Les mots comme milliard ou million, comme valeur, comme bourse, cotation, les marchés… semblent avoir en eux-mêmes une puissance agissante. Au moins sur les esprits – de ceux qui les profèrent comme de ceux qui les entendent et les subissent, les reçoivent passivement, impuissants.
• Magie numérique. Et au delà du mot, du nom, nous voilà au plus abstrait des équivalents symboliques : le chiffre, le nombre. Dans le domaine de la magie, le nombre est mis en jeu par la numérologie, mais, me semble-t-il, toujours comme "à interpréter" ou "outil d'interprétation" renvoyant à un contenu littéraire. Ainsi la kabbale travaillant numérologiquement les passages les plus obscurs de la Bible pour en tirer à tout prix du sens. (Avec pas mal d'obstination dans l'interprétation, on peut tirer du sens, n'importe quel sens, de n'importe quoi. Donnez un recueil de blagues carambar à un numérologue, il vous en tirera des vérités transcendantes universelles.)
Avec l'argent, le chiffre lui-même, non l'interprétation, serait puissant, agissant (surtout, paradoxalement, quand il comprend beaucoup de zéros derrière le un !) Le chiffre est le maximum de l'abstraction et trouve son maximum d'abstraction dans l'informatique, le numérique, qui ne manipule que des 0 et des 1. Le symbole réduit à sa plus simple expression. L'idée platonicienne pure. Et on parle de matérialisme !
••••••••••
ZÉRO + ZÉRO = ZÉRO
Je vous parle d'un temps que les moins de 5 000 ans ne peuvent pas connaître.
– 50 000
Les aborigènes d'Australie Warlpiris ne savent pas compter, ignorent même le concept de nombre, sans doute parce qu'ils n'en ont pas besoin, ou n'en ont jamais éprouvé le besoin. Est-ce pour cela que leur civilisation n'a pas bougé en 50.000 ans ?
– 4 000
Les Sumériens ont inventé l'arithmétique, peut-être parce qu'ils vivaient nombreux dans des cités, les premières au monde : la vie urbaine et ses multiples échanges commerciaux entraînent la nécessité de l'argent sous une forme ou une autre ; donc la nécessité de compter ; et la nécessité de garder la mémoire des transactions, donc d'écrire. Il se peut que la première écriture, les premiers caractères inventés aient été les chiffres. L'arithmétique avant la littérature. Et les premiers écrits de simples aide-mémoire.
– 3 000
Les Egyptiens ont inventé le kubit (pas le cubitainer, non !), la normalisation d'une mesure, sorte de mètre-étalon, ceci pour les constructions. Pragmatique.
– 500
Pythagore a l'idée de pair et impair mais pas celle de la fraction, de la virgule.
+ 500
C'est en Inde, que l'on invente les chiffres dits arabes et le ZÉRO. Trouvaille aux conséquences incalculables !
Un zéro, c'est rien, me direz-vous.
Tout seul, certes, mais combiné aux autres chiffres…

 Paru dans Barricade.


Vient de paraître !


Aucun commentaire: