lundi 28 mars 2016

La Syrie, tragédie linguistique


Dans Courrier International 1320, un article de Yassine Al-Haj Saleh, intellectuel syrien vivant maintenant je ne sais où – mais pas en Syrie. (Article publié à l'origine à Istanbul en septembre 2015.)
Il traite essentiellement de questions de langage, mettant en évidence que la langue des otages n'est pas la même que celle des geôliers… celle des tortionnaires, que ce soit ceux de Bachar El-Assad ou ceux de Daesh, n'est pas la même que celle des défenseurs des droits de l'homme. Ce terme, par exemple, comme le terme de laïcité, sont reçus comme concepts importés de l'Occident pour corrompre "notre culture", nous faire renoncer à "notre religion", disent-ils. Leurs accusations en réponse à ces concepts sont émises dans la langue salafiste qui n'a d'autre validité qu'elle-même. Elle n'émane d'aucun code pénal, d'aucune juridiction hors champ. Absence d'une langue commune tant dans le vocabulaire et les symboles que dans la vision de l'avenir – communication impossible.
« Un langage commun constitue l'infrastructure d'une société. Cela n'implique pas que tout le monde parle la même langue et dise la même chose, mais que toutes les paroles soient traduisibles et qu'il existe des références communes entre les différents modes d'expression. » (La question des références communes est particulièrement pointue en ce qui concerne l'humour, on le voit chez nous dans les affaires de caricatures… et ce n'est pas anecdotique.)
« S'il n'y a pas de langue commune entre les hommes du régime syrien, ceux de Daesh, les otages et les détenus, c'est en raison de l'absence de rationalité partagée. Parce que les ravisseurs et les geôliers ne reconnaissent pas la logique de leurs prisonniers, pas plus que la légitimité ou la justice de leur cause. Ceux-ci sont même victimes en quelque sorte d'un déni d'existence, dès lors que le détenteur du pouvoir tient sa force de son statut seul. » Les hommes d'Assad n'ont pas de légitimité hors du pouvoir assadien, les islamistes n'ont pas de légitimité autre que celle de leurs croyances religieuses.
Le langage religieux est impersonnel et empreint de formules métaphoriques, c'est une sorte de langue alternative. « La langue de Daesh est à la fois étrangère et creuse, dépourvue de vie, de personnalité et de conscience collective historique. Ce type de langage semble particulièrement adapté à l'exercice du pouvoir en raison de sa vacuité. Il exprime un ensemble de règles, d'ordres, d'interdits, et de devoirs inhumains et asociaux qui n'ont rien à voir avec ce que propose une langue vivante, reflet d'une expérience personnelle. Il est facile d'attribuer des mots à Dieu, dont la parole n'est celle de personne. Dans la langue de Daesh, la définition des notions de bien et de mal permet de considérer les gens comme intrinsèquement fautifs, quoi qu'ils fassent. » Les accusés sont coupables dans leur être et non pour leurs actes. (Nous, avec la "présomption de culpabilité" qu'on serait susceptible d'appliquer aux "radicalisés", on est des enfants de chœur…)
Parmi les prisonniers torturés, ne seront sauvés que ceux qui se renieront, se repentiront en suivant un rite spécifique qui est en fait l'abandon de son langage propre pour adopter le langage du bourreau. Les prisonniers du régime d'Assad « qui ont vraiment adopté le discours du régime pour sortir de prison ont fini par rallier le pouvoir. Car ce n'est pas seulement une question de discours. On ne peut exister hors de sa langue. » De même chez les prisonniers de Daesh qui se repentent : adoptant la langue de Daesh, apprenant de force des sourates du Coran, ils ne peuvent devenir que de bons daeshistes. Il s'agit véritablement de conversion (metanoïa). Entrer dans le langage de l'ennemi, c'est passer à l'ennemi. On peut se référer aux retournements de vestes des post-68ards devenus commerciaux et des (ex)socialistes empruntant le langage de la finance capitaliste et donc devenant de purs capitalistes.
Il faut se rappeler la novlangue de "1984"… Il faut étudier le langage (pire qu'une langue de bois) des communiqués du Califat, de leur journal en ligne… et, à travers les témoignages des otages de Paris, le langage des tueurs, tant chez Charlie Hebdo qu'à l'Hyper Cacher, au Bataclan… et des Merah… et du gang des barbares… saisir ce qui, dans le langage même, nie et la rationalité, et le partage possible de quoi que ce soit, et l'être même de l'autre. Et ce, souvent, sur un ton calme, presque doucereux, comme s'expriment d'ailleurs les grands gurus islamistes, comme s'exprimait Ben Laden. Personne ne hurle comme le faisait un Hitler. Ils ont le calme que donne la certitude.
« Ils ont le temps, ils voient leur action comme le vent qui petit à petit érode le rocher. De plus ils n'ont pas honte de leur cruauté. » Jacky Berroyer citant T.E. Lawrence in Siné Mensuel 41 - Avril 2015).


1 commentaire:

WENS a dit…

Merci pour ces belles histoires qui font froid dans le dos, oncle Creepy !